lundi 23 janvier 2012

Traquons un peu la résilience, pour voir.

S'il est bien une notion qui illustre à merveille l'impérieuse nécessité (et pas seulement l'intérêt) de l'interdisciplinarité, c'est bien celle-ci, entendue dans le champ de la défense.


On note plusieurs temps dans l'usage du concept :
·     En premier lieu, au début du XXème siècle, le domaine de la physique la définit comme la capacité d'un matériau à résister à une pression ou à un choc et/ou à reprendre sa forme d'origine (cette ambiguité est déjà présente dans l'étymologie du mot, et, finalement, on ne s'en départit jamais vraiment...).
·     Un investissement massif du domaine de la psychologie, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, aux Etats-Unis. En France, plus tardivement, dans ce domaine, c'est Boris Cyrulnik qui a popularisé le concept, qui obtient un franc succès (commercialement parlant aussi, j'entends). Sans rentrer dans les détails, on retiendra l'idée d'une adaptation positive après un choc psychologique majeur.
·     Un usage dans le domaine de l'écologie à la fin des années 1970, décrivant ainsi la résilience à l'échelle d'un système. Ces travaux sont intéressants, et correspondent bien à l'essence même de la résilience.
·     Un glissement progressif dans le champ des sciences sociales, passant ainsi de la résilience individuelle à la résilience collective. J'avoue que beaucoup des définitions posées ici ne me convainquent pas, s'éloignant de l'idée d'origine et créant, à mon avis, un beau terrain pour la confusion qui s'en suivra.
·     En France, une apparition remarquée dans le domaine de la défense, dans le Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité de 2008. La définition qu'il en donne est la suivante : « la volonté et la capacité d’un pays, de la société et des pouvoirs publics à résister aux conséquences d’événements graves, puis à rétablir rapidement leur fonctionnement normal, à tout le moins dans des conditions socialement acceptables1 ». En décembre 2011, le Centre Interarmées de Concepts, de Doctrines et d'Expérimentations (CICDE) a publié un intéressant Concept Exploratoire (CEIA-3.37) Résilience.
Je ne ferai pas plus l'historique de la notion, cela a déjà été très bien fait2.

Pour compléter ce panorama, un détour par la philosophie ne sera pas inutile. Georges Canguilhem, qui influença notamment Michel Foucault, a réfléchi sur la notion de normal et de pathologique, et sur la guérison. C'est ainsi qu'il nous ne laisse aucune illusion : « aucune guérison n'est un retour à l'innocence physiologique car il y a irréversibilité de la normativité biologique » et par conséquent, « guérir, c'est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux anciennes ». On a donc bien compris qu'il s'agira alors d'un bouleversement majeur de la personnalité, et pas d'un retour à l'état précédent. En cela, la définition posée par la psychologie s'éloigne considérablement de celle d'origine : la mécanique. Il ne me semble pas que ça soit un drame, encore moins une trahison ; il faut le noter, c'est tout.

Or, quand on examine l'usage du terme dans le domaine de la sécurité et de la défense, on constate :
·    Qu'on l'utilise souvent dans des contextes non-pertinents : il faut d'abord un choc majeur, quelque chose qui claque un peu : au niveau collectif, un attentat dans le métro, c'est un peu léger. Pour qu'il puisse y avoir résilience, il faut que certains fondements même de la société soient atteints. Parler de résilience à tout bout de champ, ça n'a aucun sens. Pour pouvoir parler de résilience, il faut donc un traumatisme exceptionnel, qui ravage toute une population entière, sinon, il y a juste adaptation, ajustement de la société, et puis basta. Il faut se souvenir que « l'événement 0 » (appelons-le comme ça) nous laisse soit traumatisé (et de toute façon traumatisé, au départ), soit résilient, éventuellement, dans un second temps. Finalement, en y réfléchissant, les exemples d'« événement 0 » ne sont pas si nombreux : la Seconde Guerre mondiale, sans doute le 11 Septembre pour les Américains, le tsunami de 2004 pour les populations côtières d'Asie du Sud/Est, le tsunami/catastrophe nucléaire pour le Japon. Je ne suis pas sûre que les attentats de Londres (2005) puisse être considérés comme tels pour les Britanniques : il y a eu un choc, c'est certain, mais de là à parler de traumatisme généralisé ? Au niveau individuel, bien sûr, c'est tout autre chose, et l'on peut considérer que chacun sera très probablement confronté à un événement de ce type (le décès d'un proche, par exemple).
·    Que du coup, on pourrait bien souvent le remplacer par autre chose, sans que le sens de la phrase n'en soit nullement affecté. C'est pour le moins gênant. « Autre chose » comme, par exemple : résistance (quand on parle, improprement, de la « résilience de la population à la perte de ses soldats »), gestion de crise (cf résilience face aux attentats terroristes), simple adaptation (face à un déni de service), et parfois même prévention ! Ces utilisations erronées du terme proviennent d'une mauvaise interprétation du contexte d'apparition et du déroulement d'une situation prêtant à résilience.
·   Que bien souvent, même employé dans un contexte pertinent (quand on imagine une catastrophe majeure, donc), il y a malgré tout erreur dans la description des effets obtenus : comme on l'a vu ci-dessus, il ne s'agit en aucun cas d'un retour au système précédent. Il y a transformation majeure.

Un rapide balayage des usages étrangers suffit à convaincre que ces travers dans l'utilisation de la notion de résilience sont généralisés et nombreux. On y reviendra, il y beaucoup à dire.
On sent bien, malgré tout, qu'on tient quelque chose, avec cette histoire de résilience. Mais plus on la traque, plus la notion échappe, et plus encore quand on essaye de l'organiser. Déjà, je pense qu'on a le tort d'imaginer qu'on puisse influer sur le court (voire même le moyen) terme sur la résilience supposée des populations. Quand Cyrulnik cherche à déterminer les facteurs qui font que certaines personnes ont fait preuve de résilience, et d'autres non, on voit bien que ça tient à la personnalité même des individus. Donc, si on transpose à l'échelle des sociétés, à des facteurs culturels profonds. Ce n'est pas avec un site Internet, une fiche de numéros d'urgence distribuée à la population et des formations aux premiers secours qu'on développe la résilience.

Et puis, on voit bien que c'est flou, aussi, même chez Cyrulnik. Cela lui a été assez reproché. Les facteurs qui conduisent certains individus à faire preuve de résilience sont très mal identifiés. Il cite en particulier l'humour, comme facteur de résilience. Comment développe-t-on l'humour, dans une société ?

Du coup, avec d'un côté cette difficulté extrême à « organiser » la résilience, et de l'autre, la très faible probabilité d' « événement 0 », je crois qu'on est en droit de se demander si c'est bien raisonnable de balancer des sous là-dedans (comme le font les Britanniques, par exemple). Je pense qu'ils seraient bien mieux investis dans la prévention des risques et menaces (sécurisation des centrales nucléaires, actions en faveur du développement, renseignement, etc.), dans la recherche et dans l'enseignement (des humanités, par exemple !), voire dans l'exemple donné par nos leaders (lutte contre la corruption, par exemple). Notons au passage que ces investissements de prévention contribuent aussi... à la résilience !

Car voilà, d'après moi, un des risques que nous fait courir l'action (forcément de long terme) sur la résilience : mettre de côté l'action (forcément de long terme) sur la prévention.
Bref, autant je trouve la notion intéressante pour en faire un facteur explicatif, a posteriori, autant je trouve qu'il est un peu illusoire de chercher à la développer de façon directe. Sauf à imaginer un programme visant à transformer la société...


1. Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité. La Documentation Française, 2008, p. 64.
2. Voir notamment FRANCART, Loup. Résilience : de quoi s'agit-il ? Revue Défense Nationale. N°727, février 2010.

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