mardi 8 novembre 2011

Disciplines et interdisciplinarité.

Si beaucoup d'auteurs ont fait des sciences politiques sans vraiment le savoir, c'est parce que la structuration du champ de leur recherche, désormais dénommé "sciences humaines et sociales", date seulement du XIXème siècle, durant lequel ont été plus ou moins fixées les disciplines des sciences sociales. Les sciences sociales se sont ensuite ramifiées en une multitude de sous-ensembles d'expertise. Cette "spécialisation" correspond également à l'abandon d'un certain idéal : celui, pour l'honnête homme, de prétendre connaître le monde dans sa globalité.

Il y a désormais un éclatement des disciplines comme il y a un éclatement du monde (l’Univers s’élargit, et de plus en plus vite). Il y a peu encore, les philosophes étaient tout à la fois des scientifiques, des théologiens, des mathématiciens (cf Pascal, Descartes, Voltaire, Pic de la Mirandole). Il faut un Mircea Eliade pour oser, dans son ouvrage le plus célèbre, Le sacré et le profane, élargir sans complexe son domaine de recherche traditionnel : « c’est pourquoi, bien qu’historien des religions, l’auteur de ce petit livre se propose de ne pas écrire uniquement dans la perspective de sa discipline. L’homme des sociétés traditionnelles est, bien entendu, un homo religiosus, mais son comportement s’inscrit dans le comportement général de l’homme et, par conséquent, intéresse l’anthropologie philosophique, la phénoménologie, la psychologie ».
Si vanter l’interdisciplinarité est un discours à la mode, il faut reconnaître que les embuches sont nombreuses sous les pas du chercheur "interdisciplinaire". Pourquoi cette réticence de la part de ses pairs ? Les raisons sont multiples.
L'une d'elle tient à la crainte d'un certain amateurisme, de l' "« expert » de tout qui donnerait son avis en se justifiant de quelques auteurs pratiques et mal assimilés. Et, de fait, cette peur est légitime : demanderait-on un philosophe de définir la position française face aux révoltes arabes du printemps dernier ? Oui, bon, en France, peut-être. Cette peur est celle du manque de méthode et de rigueur, d'une part, et du manque de connaissances suffisantes dans les sciences convoquées, d'autre part. On peut ainsi se rappeler de Bourdieu appelant de ses voeux une sociologie scientifique : « Un champ très très autonome, comme le champ des mathématiques, c’est un champ dans lequel les producteurs n’ont pour clients que leurs pires concurrents. Le concurrent, c’est celui qui aurait pu trouver à votre place. Les autres ne comprennent rien. Mon rêve, c’est que la sociologie devienne comme ça (..). Malheureusement, la sociologie est telle que tout le monde s’en mêle. Durkheim disait ça : « la sociologie, tout le monde croît la savoir ». M. Peyrefitte va donner des leçons de sociologie, M. Alain Minc, bref, tout le monde. C’est un très très gros problème1. ». De fait, c'est réussi : la sociologie est aujourd'hui (mais moins qu'hier) devenue jargonnante, et s'est vidée de son sens à force de vouloir faire sens.
Une autre raison tient à la difficulté d'évaluer des travaux empruntant à plusieurs disciplines : la "composition" ainsi réalisée est très personnelle (dans le choix des outils et méthodes), et les combinaisons sont innombrables. Le spécialiste ne peut alors qu'évaluer la partie portant sur son domaine de spécialité, et encore, puisqu'il n'a pas claire connaissance des raisons qui peuvent avoir dicté certaines impasses. 
Une autre encore, moins glorieuse, tient également à l'« esprit de corps » qui n'existe pas moins chez les chercheurs en sciences sociales que chez les militaires. Un économiste de formation n'aurait pas légitimité à donner un avis sur des questions relevant de la sociologie, et encore moins sur des questions relatives au droit...
Mais distinguer les domaines d'expertise ne va pas de soi. Et la composition des sections d'université peut parfois laisser songeur. Cherchons donc à se « caser » (au sens littéral). Que suis-je ? J'élimine a priori le premier grand ensemble (Droit, économie et gestion) - même si je suis économiste de formation. Erreur et légèreté coupable : elle recèle une section 04 Science Politique (ce qui, finalement, est cohérent, puisqu'en France, la science politique est largement issue du droit et s’en est franchement émancipée il y a une quarantaine d’années seulement), qui elle-même cache un sous-ensemble Relations Internationales, qui peut correspondre. Mais en fouillant un domaine "Lettres et Sciences humaines", j'y trouverai une section 23 Géographie physique, humaine, économique et régionale, qui délivre une petite mention "géopolitique". Seulement voilà, s'il est bien une discipline dont je maîtrise peu les concepts majeurs, c'est bien la géographie. Quoi qu'on en dise, et même si elle en est issue, la géopolitique n'est pas la géographie. Surtout à l'heure où les rapports de force reposent de plus en plus sur des éléments non-matérialisés (le cyberespace, la connaissance, l'influence).
En même temps, me dira-t-on, il faut bien définir des catégories. Certes. Et tout cela ne serait pas bien grave si chacun examinait la qualité des travaux de ses pairs avec l'idée d'un champ d'étude, et non d'une catégorie d'études. Seulement, les chercheurs universitaires n'en restent pas moins humains, trop humains, et il ne me sera pas difficile de me justifier : Serge Sur, qu'il n'est pas utile de présenter, avait publié un réquisitoire à charge particulièrement violent dans une tribune du Monde intitulée (le ton était donné !) « Pas de place pour les "relations internationales" dans l'université ». Extraits : « Rédiger une thèse en relations internationales est aujourd'hui en France une activité à risque. (...) Ce cas particulier est exemplaire de la réaction fermée et défensive de certains, attachés avant tout à défendre un pré carré, par une politique de lobby plus que dans une logique intellectuelle. La section en cause n'est pas la seule à avoir ce type de comportement, qui décourage de jeunes chercheurs dont l'apport est original et utile, parce qu'ils s'attachent à des synthèses qui empruntent à plusieurs champs du savoir. Depuis de longues années, divers universitaires et spécialistes militent pour que soit reconnue dans l'université française une discipline "relations internationales". Elle emprunte au droit international, à l'économie politique internationale, aux études de défense, aux études politiques, à la géographie, à l'histoire, aux questions stratégiques, sans se confondre avec aucune de ces disciplines ou de ces champs. Elle existe dans de nombreux pays comparables à la France, elle est une discipline reine aux Etats-Unis2. »
Dans le champ qui nous intéressera ici, la géopolitique, donc, les chercheurs eux-mêmes en appellent à cette ouverture. On n'en finirait pas de lister ceux qui ont ainsi souhaité l'interdisciplinarité. Dernièrement, au micro de Thierry Garcin, qui, dans Les enjeux internationaux du 3 juin 2011, évoquait le déficit de l’approche transdisciplinaire ou interdisciplinaire dans les relations internationales, Jean-Jacques Roche estimait à son tour qu'il est nécessaire de tracer de nouvelles frontières dans les disciplines.
Toutefois, si on applique le deuxième principe de la thermodynamique dans le champ non-physique, celui de la connaissance, il n'y a guère de raison d'être optimiste.

1. Bourdieu, Le champ journalistique. Intervention filmée de Pierre Bourdieu au Collège de France, 1999.
2. SUR, Serge. Pas de place pour les "relations internationales" dans l'université, Le Monde. 2 juin 2011. Consultable ici.

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